• JM HARRIBEY : EN DEFENSE DU CARACTERE PRODUCTIF DU TRAVAIL DANS LES SERVICES NON MARCHANDS

    Stéphanie TREILLET et Jean-Marie HARRIBEY deux économistes critiques d'ATTAC 

    LE TRAVAIL PRODUCTIF DANS LES SERVICES NON MARCHANDS ET L'IMPOT [1]

    Jean-Marie Harribey

    http://www.france.attac.org/spip.php?article7995

    La manière dont s'est conclu le « Grenelle de l'environnement » doit être prise comme un indice supplémentaire d'un commencement de changement de stratégie des classes dominantes dans le monde à l'égard de la dégradation de l'environnement et du changement climatique. Comme le capitalisme se heurte à la barrière de l'énergie et de la nature en général, il va bien lui falloir réagir. Le principe qui se dessine peut être résumé ainsi : il faudra en passer par payer le prix de la raréfaction des ressources et de la dégradation générale, et donc, mettre tôt ou tard en place une fiscalité écologique, à côté d'éventuelles autres mesures. Mais, pour ne pas heurter de plein fouet l'un des dogmes néolibéraux qui s'est imposé depuis trente ans, cette fiscalité spécifique ne devra pas alourdir la fiscalité globale. Au nom de la « neutralité fiscale », elle devra être conçue en remplacement d'autres impôts. On le devine aisément, ce qui est visé, c'est, une fois de plus, la cotisation sociale, considérée comme un coût, une charge. Fiscalité écologique, oui puisque nous y sommes obligés ! Mais en baissant le « coût du travail » ! [2]

    Le mouvement social et en particulier le mouvement altermondialiste – on verra pourquoi plus loin pour celui-ci – se trouvent donc confrontés à un redoutable problème. Comment donner une légitimité nouvelle à l'impôt, à la cotisation, en bref aux mal nommés « prélèvements obligatoires », à une époque où ils sont considérés comme autant de freins au dynamisme économique, à la « réforme » et bien sûr à la compétitivité dans la concurrence mondiale ? Comment disposer des ressources nécessaires pour assurer l'accès universel aux biens communs de l'humanité ainsi qu'à la protection sociale, et non pas l'un à la place de l'autre ? Et cela, d'autant plus que ces besoins, tant sociaux qu'en matière de préservation de l'environnement iront croissant.

    La réponse à ces questions oblige à réexaminer la nature de l'impôt et, au-delà, celle de tout prélèvement. Les interprétations que l'on en donne traditionnellement, à gauche s'entend, ne sont peut-être pas à la hauteur des enjeux. Il s'agit donc d'une réouverture d'une question d'économie politique. Et pas n'importe laquelle : économie politique critique, à vrai dire « critique de l'économie politique ».

    Le premier mot d'ordre du mouvement altermondialiste fut, il y a dix ans : « le monde n'est pas une marchandise », sous-entendu « il ne doit pas l'être ». Comment contrer la délégitimation dont sont l'objet tous les services non marchands, notamment l'éducation publique et l'accès universel aux soins, depuis que le capitalisme a entrepris d'en réduire le champ pour élargir par là même celui de l'accumulation privée ?

    L'enjeu théorique et politique est d'importance au moment où l'altermondialisme s'interroge sur les moyens que les travailleurs et les peuples pourraient mettre en œuvre pour battre en brèche la logique de la rentabilité du capital et de la marchandisation.

    Au sein de la théorie économique libérale, règne la thèse du caractère parasitaire de l'activité publique non marchande financée par prélèvement sur l'activité marchande des agents privés qui, de ce fait, se voit limitée (par l'effet d'éviction et la montée des taux d'intérêt). La conséquence normative de cette approche est de verrouiller la politique monétaire, notamment en interdisant la monétisation des déficits publics, obligeant les États à emprunter sur les marchés financiers.

    Le marxisme traditionnel peut-il aider à dépasser l'aporie précédente ? Malheureusement, il existe un trou noir en son sein. Certes, l'analyse de la marchandise ouverte par Marx au début du Capital donne les outils conceptuels pour critiquer le processus de marchandisation du monde. Mais le marxisme a laissé en jachère ce qui pourrait en constituer le rempart : il n'existe pas d'économie politique critique dont l'objet serait de théoriser une sphère non marchande ayant pour vocation de s'étendre au fur et à mesure que les rapports de forces tourneraient à l'avantage du travail face au capital.

    Au sein de la théorie marxiste, la conviction du caractère improductif des travailleurs fournissant les services non marchands – quand ce n'est pas des services tout court – est solidement enracinée : ils sont financés par prélèvement sur la plus-value capitaliste. Penser dans ces conditions la démarchandisation est impossible puisque la non marchandise dépendrait de l'existence de la marchandise. Quant à l'alliance de classes entre les travailleurs des deux sphères, elle est donc hautement improbable.

    L'objectif est ici de contribuer à construire une économie politique de la démarchandisation de la société en examinant brièvement deux points : comment établir le caractère productif du travail effectué dans les services non marchands ? quels éléments sont controversés ?

    1. Le caractère productif du travail dans les services non marchands

    La définition du travail productif n'a de sens que relativement aux rapports sociaux dominants. Ainsi, la distinction de Marx entre procès de travail en général et procès de travail capitaliste garde toute sa pertinence pour différencier le travail productif de valeurs d'usage et le travail productif de valeur et de plus-value pour le capital. Il est crucial également de rejeter la matérialité ou l'immatérialité du produit comme critère de définition du travail productif. Marx explique : « Le fait, pour le travail, d'être productif n'a absolument rien à voir avec le contenu déterminé du travail, son utilité particulière ou la valeur d'usage particulière dans laquelle il se matérialise. » [Marx, 1968-c, p. 393]. Seuls doivent entrer en ligne de compte la nature du rapport social qui est noué à l'occasion de la production des biens et des services et le caractère ou non de marchandise de ces biens et services. S'il s'agit d'un travail salarié produisant des marchandises, il est productif de capital (et, dans le même temps bien sûr, de valeur et de revenu correspondant). S'il s'agit d'un travail salarié produisant des services non marchands, il ne produit pas de capital. Produit-il le revenu qu'il perçoit ? Non, répondent à l'unisson le libéralisme, le marxisme traditionnel, de même que certains théoriciens du capitalisme cognitif [3] : tous laissent en suspens la question de savoir sur quelle base non réalisée serait prélevé le revenu versé. Nous proposons de montrer que, lorsque les besoins collectifs sont anticipés, le travail qui y est consacré produit les valeurs d'usage désirées, il produit aussi leur valeur monétaire non marchande et le revenu distribué correspondant.

    Au sein du mode de production capitaliste, la plupart des valeurs d'usage se présentent sous la forme monétaire, mais certaines sont marchandes et les autres ne le sont pas. Schématisons une économie de la manière suivante. Les forces productives sont partagées entre un secteur marchand capitaliste produisant des biens de production et des biens de consommation et un secteur non marchand produisant des services collectifs. La présentation habituelle selon laquelle, en termes libéraux, l'État prélève une part du fruit de l'activité privée pour financer ensuite les dépenses collectives, ou, en termes marxistes orthodoxes, il prélève une part de la plus-value produite par les travailleurs salariés du secteur capitaliste, est-elle recevable ou aboutit-elle à une impasse logique ?

    L'anticipation des besoins collectifs

    Il y a dans toute formation sociale dominée par le capitalisme deux catégories d'agents producteurs : les entreprises privées et la collectivité publique. Comme l'expliqua Keynes, les premières décident de produire quand elles anticipent des débouchés – la demande dite effective qui assure un certain niveau d'emploi – pour leurs marchandises qui répondent à des besoins solvables. Elles réalisent alors des investissements et mettent en circulation des salaires. La vente sur le marché valide cette anticipation, la mévente la sanctionnerait. Quant aux administrations publiques, anticipant l'existence de besoins collectifs, elles réalisent des investissements publics et embauchent aussi. Dans ce second cas, la validation est effectuée ex ante par une décision collective et se confond avec l'anticipation. Dans les deux cas, l'injection de monnaie sous forme de salaires et investissements privés et publics lance la machine économique et elle engendre la production de biens privés marchands et de biens publics non marchands. De la même façon que les salaires versés vont ensuite être dépensés pour acheter les biens marchands, le paiement de l'impôt vient, après que les services collectifs sont produits, exprimer l'accord de la population pour que soient assurées de façon pérenne l'éducation, la sécurité, la justice et les tâches d'administration publique. L'anticipation de services non marchands et leur production par les administrations publiques précèdent donc logiquement leur « paiement » de type collectif par les usagers que l'on peut assimiler à un prix socialisé. En termes post-keynésiens, on dirait que de la monnaie reflue à son point de départ.

    Pour appuyer ce raisonnement, effectuons un raisonnement du type « passage à la limite » : imaginons que, dans cette économie, la propriété privée des moyens de production tende à disparaître et où, en conséquence, la proportion de la propriété publique tende vers un. La place des travailleurs productifs de valeur pour le capital se réduit alors jusqu'à disparaître. Ne subsistent que des travailleurs improductifs de capital. Dira-t-on que le travail de ces derniers est échangé contre du revenu prélevé sur la plus-value extorquée aux travailleurs productifs de capital... qui ont disparu ? Ce serait absurde. A cette contradiction logique, il faut donc trouver une solution logique : reconnaître que le travail peut être improductif de capital tout en étant productif de produit et de revenu nouveaux.

    Cependant, il faut encore distinguer, dans ce cas où la production est totalement publique, la part marchande et celle non marchande, cette dernière pouvant être considérée, selon la norme habituelle, comme financée par les surplus prélevés sur la première, l'État accumulant ainsi du capital dont une fraction serait destinée à cet emploi. Le raisonnement à la limite doit être alors appliqué à l'évolution relative des productions marchande et non marchande. Si la collectivité décide de socialiser progressivement le financement de toute la production pour lui donner le caractère non marchand, la production marchande de plus en plus réduite ne peut être tenue pour la source de celle qui n'est pas marchande. Par ailleurs, si la distinction entre production matérielle et production immatérielle était envisagée pour faire de la première la source de la seconde, dans la mesure où l'une tend à décliner relativement à l'autre, cette considération se heurterait à la même objection que précédemment. Aussi, de manière générale, l'idée selon laquelle une part croissante de l'activité de production de valeurs d'usage est financée par une autre activité en régression relative continue est insoutenable.
    Prenons l'hypothèse inverse où l'éducation serait privatisée et soumise à l'exigence de rentabilité du capital. La production pour le capital augmenterait alors que production tout court et revenu seraient inchangés, voire, dans une perspective dynamique, diminueraient à terme si les classes pauvres dont la propension marginale à consommer est plus forte se voyaient privés d'accès aux services éducatifs devenus marchands.

    Une critique radicale des dits « prélèvements obligatoires » devient dès lors possible, non point pour délégitimer les services collectifs à l'instar de la doctrine libérale, mais pour critiquer celle-ci dans la mesure où l'idée même d'un prélèvement préalable à la production des services collectifs non marchands est une aporie, et du même coup critiquer la vision marxiste la plus couramment rencontrée.

    Le bouclage macro-économique


    A l'aporie dénoncée ci-dessus s'ajoute une autre difficulté non surmontée par la présentation habituelle : celle du bouclage macro-économique que seule une vision marxienne-kaleckienne-keynésienne permet de résoudre. Admettons pour un instant la présentation habituelle : en termes libéraux, l'État prélève une part du fruit de l'activité privée pour financer ensuite les dépenses collectives ; en termes marxistes orthodoxes, il prélève une part de la plus-value produite par les travailleurs salariés du secteur capitaliste. Pour qu'une part de la plus-value soit prélevée, il faut au préalable que la plus-value dans son ensemble ait été réalisée, c'est-à-dire qu'elle ait déjà revêtu la forme du profit monétaire.

    Or, on sait que le profit monétaire n'est pas possible macroéconomiquement sur la seule base des avances monétaires des capitalistes. Cette contradiction n'est résolue que par l'existence d'un système bancaire qui, grâce à la création monétaire, fait l'avance du profit au système productif capitaliste permettant la réalisation de la plus-value sur le plan macroéconomique et, ainsi, l'accumulation du capital. [4] On retrouve dans ce qui précède une idée commune à Marx [1968], Luxemburg [1972], Kalecki [1966, 1971], Keynes [1969] et Schumpeter [1934]. On peut montrer en effet que la reproduction élargie de période en période a lieu si la création de monnaie de banque centrale est supérieure à la thésaurisation des ménages. Dans le cas où il n'y aurait pas de création de monnaie centrale, pour qu'il y ait tout de même accumulation et reproduction élargie, les ménages devraient déthésauriser, ce qui équivaudrait à une réintroduction de monnaie dans le circuit, monnaie qui en avait été soustraite. Alain Barrère [1990, p. 28, souligné par l'auteur] énonçait ainsi ce qu'il appelait une règle du circuit : « Le circuit est un processus circulatoire de flux de liquidités monétaires itératifs, qui peuvent se muer en d'autre formes monétaires mais ne peuvent engendrer de nouvelles richesses liquides. (...) Ce qui signifie qu'en fin de circuit on ne peut trouver plus de richesse qu'il n'en a été introduit en un point quelconque de l'itinéraire. On ne peut donc découvrir, au terme du circuit, un profit monétaire, dont le montant n'aurait pas été intégré, sous une autre forme-monnaie, en un point quelconque du processus circulatoire. » Il y a un corollaire à cette règle que je formule ainsi : aucune forme de monnaie, à prix fixés, ne peut être introduite en un point quelconque du circuit si elle ne correspond pas à une production réalisée ou anticipée, c'est-à-dire à une valeur ou à une valeur pré-validée, ou encore à du travail social déjà reconnu utile ou dont la reconnaissance est anticipée.

    Dès lors, le système bancaire, voire les rentiers potentiels, anticipant la production et la réalisation de la plus-value anticiperaient du même coup la part qui pourrait être prélevée par l'État. Cependant, cette solution, qui permettrait simultanément le profit et la reproduction élargie du système capitaliste, ne résout pas la contradiction propre aux « prélèvements ».

    En effet, dans la problématique du prélèvement de quelque chose existant préalablement, la valeur ajoutée nette (ou produit net) est la même qu'il n'y ait pas d'État ou qu'il y en ait un puisqu'il y a un simple transfert de valeur de la sphère capitaliste considérée comme seule productive vers la sphère non marchande considérée comme improductive. Ainsi, l'intervention de l'État n'aurait aucune action sur le produit net. On est bien en pleine problématique libérale que le multiplicateur keynésien et théorème d'Haavelmo visaient à contredire. Plus récemment, les théoriciens de la croissance endogène ont mis en évidence l'existence d'externalités positives engendrées par l'État. Cependant, l'éducation et la diffusion des connaissances dans lesquelles s'implique l'État sont vues comme créatrices de richesses par les externalités positives qu'elles engendrent mais non par leur apport direct indépendamment de leurs effets externes.

    Anticipation, financement et paiement, trois stades de la dynamique de reproduction


    L'expression « les impôts financent les dépenses publiques » est trompeuse. L'ambiguïté provient de la confusion entre financement et paiement. La production capitaliste est financée par les avances de capital en investissements et salaires, avances dont la croissance sur le plan macro-économique est permise par la création monétaire, et les consommateurs paient. Quel rôle joue l'impôt vis-à-vis de la production non marchande ? Il en est le paiement socialisé. Le contribuable ne « finance » pas plus l'école ou l'hôpital que l'acheteur d'automobile ne « finance » les chaînes de montage d'automobiles. Car le financement est préalable à la production, que celle-ci soit marchande ou non marchande. Et le paiement, privé ou socialisé, lui est postérieur. De plus, l'activité productive supplémentaire engendre un revenu supplémentaire et donc une épargne supplémentaire qui reflue et vient s'ajuster à l'investissement supplémentaire déclencheur, tant privé que public. La confusion entre financement préalable et paiement est du même ordre que celle que critique Franck Van de Velde [2005, p. 99] : « La notion de "fonds prêtables" elle-même procède d'une confusion entre le préfinancement bancaire de la production de biens d'équipement et le financement définitif de l'investissement par l'épargne. »

    On pourrait objecter que les impôts d'une année servent à payer les dépenses publiques de l'année suivante et ainsi de suite. Mais cet argument déplace la discussion du plan logique au plan historique et la recherche d'une chronologie débouche sur une impasse. Il convient donc d'apporter une réponse logique à un problème d'ordre logique : l'économie capitaliste étant une économie monétaire, pourrait-on effectuer des prélèvements sur une base qui n'aurait pas encore été produite et, pis, qui devrait résulter de ces prélèvements ? Puisque c'est logiquement impossible, le retournement s'impose : la production non marchande et les revenus monétaires qui y correspondent précèdent les prélèvements.

    Certes, le paiement de l'impôt permet – tout comme les achats privés des consommateurs – au cycle productif de se reproduire de période en période. Mais il y a deux impensés dans l'idéologie libérale. Premièrement, il faut rappeler que ce sont les travailleurs du secteur capitaliste – et non pas les consommateurs – qui créent la valeur monétaire dont une partie sera accaparée par les capitalistes, et ce sont les travailleurs du secteur non marchand – et non pas les contribuables – qui créent la valeur monétaire, quoique non marchande, des services non marchands. Deuxièmement, au sens propre, le financement désigne l'impulsion monétaire nécessaire à la production capitaliste et à la production non marchande et l'impulsion monétaire doit être donc distinguée du paiement.

    Contrairement à l'opinion dominante, les services publics ne sont donc pas fournis à partir d'un prélèvement sur quelque chose de pré-existant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n'est pas ponctionnée et détournée ; elle est produite. Dès lors, dire que l'investissement public évince l'investissement privé n'a pas plus de sens que dire que l'investissement de Renault évince celui de Peugeot-S.A. ou d'Aventis. Dire que les salaires des fonctionnaires sont payés grâce à une ponction sur les revenus tirés de la seule activité privée n'a pas plus de portée que si l'on affirmait que les salaires du secteur privé sont payés grâce à une ponction sur les consommateurs, car ce serait ignorer que l'économie capitaliste est un circuit dont les deux actes fondateurs sont la décision privée d'investir pour produire des biens et services marchands et la décision publique d'investir pour produire des services non marchands. L'impôt n'est donc pas un prélèvement sur de la richesse déjà existante, c'est le prix socialisé d'une richesse supplémentaire.

    En d'autres termes, les prélèvements obligatoires sont des suppléments obligatoires consentis socialement et leur paiement permet qu'ils soient renouvelés de période en période. Mais la pérennité de la production de services collectifs se heurte à une contradiction que seul le débat démocratique peut aider à dépasser : la demande de services collectifs par la société n'est qu'implicite car il existe un écart entre le consentement collectif à leur existence et les réticences individuelles au paiement de l'impôt qui sont nourries à la fois par les profondes inégalités devant celui-ci et par la croyance, entretenue par l'idéologie libérale, que le paiement de l'impôt est contre-productif et spoliateur.

    En rendant explicite la demande implicite de services collectifs et de protection sociale, l'Etat en fait un principe d'action dont la logique avait été posée par Keynes. Pour en asseoir la théorie, il suffit d'élargir son concept d'anticipation aux décisions de dépenses publiques : celles-ci sont prises au nom du principe que nous appelons principe de la demande implicite anticipée des services collectifs.

    A ce stade, il faut sortir d'une analyse purement économique pour intégrer les rapports sociaux au cœur de la compréhension du fonctionnement du circuit capitaliste. Les riches veulent être moins imposés parce qu'ils ne veulent pas payer pour les pauvres. Mais pourquoi la politique monétaire est-elle verrouillée par <?xml:namespace prefix = st1 /><st1:PersonName productid="la Banque" w:st="on">la Banque</st1:PersonName> centrale européenne et le projet de traité constitutionnel européen interdisait-il aux Etats d'emprunter auprès d'elle ? Le projet de traité constitutionnel consacrait – et le nouveau « traité modificatif » conforte – l'interdiction faite aux Etats d'emprunter auprès de <st1:PersonName productid="la Banque" w:st="on">la Banque</st1:PersonName> centrale européenne, non pas pour payer les dépenses publiques mais pour les financer, c'est-à-dire en faire l'avance. L'idéologie libérale est hostile à ce que la création monétaire finance une production qui ne rapporterait pas un profit. Sauf si l'Etat comble ses déficits en empruntant auprès des détenteurs de capitaux qui, en outre, bénéficient de facilités de crédit bancaire pour prêter ensuite. C'est ainsi que l'équivalent de plus de 80% de l'impôt sur le revenu en France part en intérêts aux créanciers.

    .../...

    Le travail de Jean-Marie HARRIBEY se poursuit ici en réponse à trois objections de Jacques BIDET ainsi que par des remarques à un texte de Bernard FRIOT sociologue et économiste spécialiste des retraites, et défenseur du salaire socialisé.

    http://www.france.attac.org/spip.php?article7995

    .../ ...

    Quelle convergence ?

    Le fond de cette affaire est bien dans le type des rapports sociaux qui préside à la production de valeur et à sa validation. L'articulation entre production et validation me paraît résider dans le fait monétaire. La monnaie considérée comme l'institution sociale sans laquelle, premièrement, la vente sur le marché de la marchandise ne pourrait avoir lieu, c'est-à-dire la valeur ne serait pas validée en même temps que l'anticipation capitaliste, et sans laquelle, deuxièmement, l'anticipation et la validation conjointes des besoins collectifs ne pourraient être inaugurées. La monnaie est un opérateur social d'homogénéisation.
    La question de la validation est une question-clé. Aussi bien pour ce qui concerne la marchandise que pour les services non marchands. Pour la première, la validation procurée par la réalisation de la valeur (théorisée par Marx) est une conséquence attendue mais hypothétique de l'anticipation (théorisée par Keynes) ; elle n'obéit qu'à la loi du marché. Parce qu'elle trouve acquéreur pour sa valeur d'usage, la marchandise est validée en tant que valeur. Marx disait que la valeur d'usage était une « porte-valeur ». Pour les services non marchands, l'adéquation entre l'anticipation et la validation pose évidemment les problèmes de la pertinence sociale du choix et de son caractère démocratique, mais ce n'est pas l'objet de la théorie esquissée ici. La question abordée est celle du travail immédiatement social, c'est-à-dire validé ex ante. Le fait que les économistes néo-classiques ne pensent pas la monnaie devrait nous rendre méfiants et nous aider à reprendre un programme de critique de l'économie politique sur la question du non marchand.

    Conclusion : en quoi l'altermondialisme peut-il trouver dans cette discussion une armature théorique ?

    Une économie politique mettant en évidence le caractère productif du travail dans les services non marchands peut contribuer aux clarifications nécessaires parce qu'elle vise à légitimer l'existence et le développement d'une sphère non marchande. On sait à quel point les représentations collectives jouent un rôle dans la transformation des sociétés lorsqu'elles « deviennent des forces matérielles ».
    La défense des services publics et bien davantage encore de ceux fournis sur base non marchande, ne possède pas jusqu'ici de justification autre qu'éthique. La préservation de l'environnement est trop souvent présenté sur un plan moralisateur, au risque d'en dépolitiser l'enjeu. Or on ne construit pas une politique sur une base seulement morale. D'ailleurs, l'argumentaire libéral se garde bien de se placer sur ce terrain. Il entend porter le fer au niveau de la raison en fustigeant le soi-disant caractère parasitaire, contre-productif, ou tout simplement improductif de l'activité humaine sur laquelle le capital n'a pas de prise. C'est donc à ce niveau de discussion qu'il faut nous situer. Et, sur ce plan-là, seule une théorie de la valeur et du travail productif, à partir d'un réexamen des catégories utilisées traditionnellement par le marxisme, est en mesure de proposer une économie politique de la démarchandisation. A condition d'effectuer un retour à Marx pour distinguer le cadre abstrait du modèle capitaliste pur où il n'y a de valeur que pour le capital et l'analyse d'un capitalisme réellement existant, il est possible de fonder une théorie de la socialisation de la richesse. La théorie libérale confond richesse et valeur. La théorie marxiste ne doit pas rester obnubilée par le fait que le capitalisme tend à réduire toute valeur à celle destinée au capital. Ce que nous avons appelé « valeur » des services non marchands représente « ce qui existe aussi, mais sous un autre aspect, dans toutes les autres formes sociales historiques, à savoir le caractère social du travail, pour autant que le travail existe comme dépense de force de travail "sociale" » selon les termes mêmes de Marx [1968, p. 1550]. L'altermondialisme ne pourrait-il trouver là la théorie qui lui manque pour faire des services non marchands un pan essentiel des biens communs à préserver de la convoitise du capital ?

    Notes

    [1] . Ce texte est un extrait de deux articles plus complets [2004-a et 2006] que l'on pourra trouver à : http://harribey.u-bordeaux4.fr et http://harribey.u-bordeaux4.fr.

    Bidet J. [2002], « L'activité non marchande produit de la richesse, non du revenu, Note à propos d'une thèse de Jean-Marie Harribey »,

    http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/debat-bidet.pdf.

    [2003], « Objections adressées à Jean-Marie Harribey au sujet de sa théorie des services publics », Débat avec J.M. Harribey, séminaire « Hétérodoxies » du MATISSE, 24 septembre, http://perso.wanadoo.fr/jacques.bidet.
    [2004], Explication et reconstruction du Capital, Paris, PUF, Actuel Marx Confrontation.

    Bidet J., Duménil G. [2007], Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF.

    voir bibliographie sur ATTAC France


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